C’était l’une des plus grosses affaires politico-britannique du 20e siècle, l’affaire Jeremy Thorpe a fait trembler les maisons du parlement avec une affaire de meurtre, de sexe et de pouvoir digne de la télévision.
Le passage à l’acte
Le processus est enclenché. En octobre 1975, Newton rentre en contact avec Scott et s’invente un nouveau nom : Peter Keene. D’après ce nouveau personnage, Scott est grandement en danger. Newton prétend être là pour le protéger d’un tueur à gage. Scott, qui a déjà été violenté, le croit. Le dénouement de l’histoire a lieu le soir du 23 octobre. Newton donne rendez-vous à Scott à proximité de Barnstaple. Il l’embarque dans sa Mazda jaune. Apparement, il a à lui parler. C’est à ce moment que Newton fera sa plus grosse erreur : accepter que Rinka les accompagne. Newton est effrayé par l’animal mais Scott insiste, le dogue est accepté. Après un court trajet en voiture, Newton dépose le jeune homme et son chien dans un hôtel, puis revient les chercher plusieurs heures plus tard, à 20 heures. On ne saura jamais vraiment ce qu’il a fait pendant tout ce temps. Alors qu’ils errent sur des routes désertes de campagne, en pleine nuit, Newton feint la fatigue. Il ne peut plus conduire, il faut que Scott le relaie. La voiture se gare. Scott s’extrait de la Mazda, suivi de son fidèle compagnon. Il se dirige vers l’autre portière et voit Newton, terrifiant, une arme à la main. Sans doute pour éviter que le chien ne défende son maître, il abat froidement l’animal d’une balle dans la tête. « C’est ton tour maintenant », dit-il à Scott, l’arme braquée sur lui.
Il appuie sur la gâchette…mais pas de coup de feu. L’arme s’est enrayée ! De panique, il s’enfuit avec la voiture. Scott reste là, seul, sur une route de campagne, son chien agonisant sur les genoux. C’est un automobiliste qui le récupère et la police est alertée. Mais pas besoin d’enquête, Scott sait très bien qui en veut à sa peau. C’est Jeremy Thorpe, l’un des hommes politiques le plus respecté de l’époque ! Newton est rapidement attrapé, un ami de Scott ayant eu la présence d’esprit de noter sa plaque d’immatriculation. Mais Newton se tait, Thorpe est encore hors de danger.
L’affaire éclate au grand jour
L’affaire ne restera pas longtemps secrète. Les journaux entendent des rumeurs à propos de l’implication de Thorpe dans la tentative d’assassinat. Mais révéler une affaire sans aucune preuve, c’est risquer d’être condamné pour diffamation. Le polémiste Auberon Waugh publie dans le journal Private Eye un essai qu’il termine ainsi : « mon seul espoir, c’est que la douleur qu’a dû provoquer la mort du chien de son ami n’aille pas pousser M. Thorpe à se retirer de la vie publique ». C’est grâce à une audition de Scott au tribunal que tout va être révélé. Ce dernier, accusé d’avoir fraudé à la sécurité sociale, profite du procès pour clamer au grand jour qu’il a été la victime d’une tentative de meurtre pour les relations sexuelles qu’il a entretenues avec le politicien. L’affirmation est révélée au tribunal, plus aucun risque de diffamation, les journalistes s’emparent aussitôt de l’affaire ! Le Daily Mail pousse l’enquête jusqu’en Californie, où s’est réfugié Bessell. Ce dernier, ami fidèle, couvre Thorpe. Mais les politiciens ont laissé bon nombre d’indices derrière eux. La transaction réalisée entre le docteur de Scott et Holmes est découverte, l’utilisation frauduleuse de l’argent versé par le millionnaire révélée. Thorpe est dans une position délicate, certains de ses collègues aimeraient qu’il démissionne. Il clame son innocence et publie dans le Sunday Times « Les Mensonges de Norman Scott ». Newton est incarcéré pour deux ans, mais Thorpe n’est pas encore impliqué. Contre toute attente, c’est un de ses plus précieux alliés qui lui plante un couteau dans le dos. Bessell prend peur, il ne veut pas tomber avec son ami alors qu’il s’est déjà donné corps et âme pour lui venir en aide ! Il avoue au Daily Mail qu’il a menti. Autre menace : les lettres que Thorpe a envoyées à Scott au début de leur relation! Ne se doutant pas encore de leur rôle déterminant Il décide de devancer son vieil amant : il publie dans le Sunday Times, qui le soutient habituellement, deux des messages qu’il lui avait adressés. À l’intérieur, le surnom qu’il donnait à Scott : « Bunnies », soit « Mon petit lapin ». Mais la manoeuvre ne l’innocente pas. Pire, les lecteurs sont d’autant plus persuadés qu’il a quelque chose à cacher. En 1976, sous la pression, il démissionne. L’affaire se tasse ponctuellement, mais les journalistes Barry Penrose et Roger Courtiour sont chargés par l’ancien premier ministre Harold Wilson d’enquêter dans l’ombre. Wilson croit en effet que Thorpe est la victime d’un complot d’agences de renseignements sud-africaines. Les journalistes font de grandes découvertes, mais qui n‘ont rien à voir avec les soupçons de Wilson. Ils retrouvent Bessell qui avoue tout : Thorpe a voulu tuer Scott. Mais l’Evening News, à qui Newton a vendu son histoire, est plus rapide dans la publication. La police lance une enquête et Thorpe, Holmes, John le Mesurier et Deakin sont inculpés pour complicité de tentative de meurtre. Thorpe est également accusé d’incitation au meurtre. « Je suis totalement innocent du crime dont on m’accuse, et je compte bien me défendre vigoureusement », déclare-t-il. Il est éloigné de la tribune politique, c’est le début de la fin pour Jérémy Thorpe.
Le procès
Coup dur pour Thorpe dès l’ouverture du procès, Deakin demande à ce que celui-ci soit public. Plus aucune chance d’étouffer l’affaire qui sera diffusée dans tous les médias. Sa carrière politique est finie, Thorpe le sait déjà. La culpabilité de Thorpe semble pratiquement établie : Bessell est convoqué à la barre, et trahit son ami sous ses yeux. Ensuite, la preuve du détournement d’argent par Thorpe est apportée. Newton accuse clairement le politicien. C’est ensuite à Scott de témoigner : il décrit précisément l’intérieur de la maison de Mme. Thorpe. Difficile de cacher leur relation amoureuse !
Les quatre accusés sont donc envoyés au célèbre Old Bailey. C’est le Sir Joseph Cantley qui est juge et George Carman assurera la défense de Thorpe. L’avocat est réputé buveur et joueur invétéré, mais est reconnu pour ses prouesses lors de ses plaidoiries. Il s’attaque d’abord à Bessell. En effet, il révèle qu’il a vendu son histoire au Sunday Telegraph et qu’il empochera une plus grosse somme si son ancien ami est inculpé. Il a donc tout intérêt à ce que Thorpe soit reconnu coupable. De son côté, Deakin affirme avoir toujours été persuadé qu’il s’agissait uniquement d’effrayer Scott. Les autres accusés ne veulent pas témoigner. Ils sont persuadés que les témoins qui se sont exprimés n’étaient pas convaincants et qu’ils avaient plus de chance de s’en sortir s’ils se taisaient. Carman va même jusqu’à affirmer que Holmes et les autres auraient été capables d’organiser un complot à l’insu de Thorpe. Le procès prend une tournure burlesque dès l’instant où le juge commence à prendre parti. Alors que Thorpe est « une personnalité nationale qui a joué un rôle public tout à fait remarquable », Bessell est un « bonimenteur ». C’est sur Scott qu’il s’acharne le plus, l’accusant de voleur, de parasite, de capricieux. Il conclut son intervention en déclarant : « Mais bien sûr, peut-être dit-il néanmoins la vérité. Si on choisit de le croire ».
Au bout de deux jours de délibération, le jury rend son verdict : les accusés sont acquittés de toutes les charges. Une victoire pour Thorpe ? Pas vraiment… Bien que son parti se réjouisse de son acquittement, le grand public reste méfiant à son égard. Beaucoup d’observateurs considèrent qu’il a bénéficié d’un traitement de faveur. Thorpe sortira du tribunal quand même acclamé par la foule, les bras en signe de célébration. Finie… sa carrière politique! Peut-être que Scott aura obtenu sa vengeance, finalement.
Postérité de l’affaire
Jérémy Thorpe est diagnostiqué atteint de la maladie de Parkinson dans les années 1980. Il est réhabilité politiquement, mais ne parviendra jamais à retrouver son influence. En 1999, il publie ses mémoires appelées In My Own Time. Ded. II y aborde son procès. S’il n’a pas témoigné, explique-t-il, c’est qu’il savait déjà son issue . Lors d’une interview avec The Guardian en 2014, première depuis 25 ans, il affirme : « Si cela arrivait aujourd’hui, je crois que le public serait plus compréhensif. À l’époque, les gens ont été très troublés… Cela choquait leur sens des valeurs ». Jérémy Thorpe meurt le 4 décembre 2014.
John Le Mesurier tente de vendre « la véritable histoire » aux journaux. Il n’y parviendra jamais.
Holmes continue de clamer la culpabilité de Thorpe : « l’accusation d’incitation au meurtre dont Jeremy était accusé était vraie ». Il meurt en 1990.
Bessell publie sa version de l’histoire aux Etats-Unis et s’installe définitivement en Californie. Il meurt en 1985.
Newton cherche aussi à vendre son histoire à la presse, sans succès.
Scott s’est exprimé après le procès. Bien qu’il s’attendît à perdre, c’est la réaction du juge qui l’a vraiment bouleversé. En 2014, à 74 ans, il part s’installer en Irlande. Il vit depuis 2018 à Devon.
Un dernier protagoniste jusqu’ici inconnu du grand public, le vendeur d’armes Dennis Meighan, affirme avoir été impliqué dans l’affaire. C’est lui qui a fourni l’arme à Newton. Il aurait fait une déposition en 1975, qui aurait été modifiée par la police pour qu’aucune mention sur Thorpe n’apparaisse. Il n’est pas non plus appelé à témoigner devant le juge. En mai 2015, une enquête est menée par la police pour déterminer si les documents ont été sciemment retirés de la procédure.
A Very British scandal
L’affaire, qui présente des personnages presque caricaturaux est rythmée de rebondissements ,elle implique des grands de la classe politique et à ce titre a inspiré bon nombre d’artistes. Le juriste et auteur Michael Bloch publie la biographie de Thorpe quelques semaines après sa mort. Il y décrit l’impunité de la classe politique britannique et considère que le jugement final est logique.
Mais ce n’est pas l’adaptation qui retient le plus l’attention. S‘inspirant du roman de John Preston, le réalisateur Stephen Frears a en 2018 réalisé la série A Very British Scandal, diffusée sur BBC One. Thorpe est interprété par Hugh Grant, tandis Ben Whishaw endosse le rôle de Scott. Whishaw gagne un Golden Globe pour son interprétation. Mais ce qui interpelle le plus est la manière dont l’affaire est traitée. Alors que le personnage de Scott est régulièrement présenté comme un parasite, la série s’attache à décrire un homme certes perturbé et calculateur, mais également sensible, fragile, voire bouleversant. Savoir si les deux protagonistes se sont aimés est une question qui traverse l’ensemble des épisodes. La vraie question semble également être l’homosexualité et la difficulté de s’épanouir sentimentalement et sexuellement dans une époque aux moeurs encore très conservatrices. Que Stephen Frears se soit réapproprié cette histoire n’est pas anodin. Il a en effet déjà réalisé plusieurs séries abordant la question de l’homosexualité et fait preuve d’un engagement militant dans ses oeuvres. Le réalisateur a largement romancé l’affaire, et ce qu’il présente d’abord, c’est l’ l’histoire d’un amour impossible.
Thalia Créac’h