Les contes du crime s’intéressent aujourd’hui à un scandale qui a été qualifié de la plus grosse affaire politico-britannique du 20ème siècle. Voici l’incroyable histoire de Norman Scott et Jeremy Thorpe, ou comment un palefrenier a fait plonger un politicien de premier plan.
Les protagonistes de l’histoire
Jeremy Thorpe
Né en avril 1929, Jeremy Thorpe est un éminent homme politique britannique des années 1970. Grâce à son tempérament affirmé et son fort investissement, il entre au Parlement à 30 ans et est élu leader du Parti libéral en 1967. Il parvient à faire remporter au parti de nombreuses victoires. Les aventures que Jeremy Thorpe aura avec des hommes fragiliseront sa carrière politique. À l’époque, l’homosexualité n’est acceptée ni par la justice, ni pas les mentalités.
Selon l’auteur et historien Michael Bloch, Jeremy Thorpe aurait confié à un ami que la politique lui provoquait tant d’excitation qu’il n’avait pas d’intérêt pour le sexe.
Norman Josiffe, alias Norman Scott
Norman Josiffe naît en février 1940 à Sidcup dans le Kent. Il ne connaît jamais son père, qui abandonne sa mère peu après sa naissance. Adolescent, il est déchiré entre son éducation catholique et son orientation homosexuelle. Il en reste perturbé. Il quitte l’école à 15 ans et est engagé quelques années plus tard à Altincham dans le Cheshire en tant que palefrenier.
Rinka
Le dogue allemand de Norman Josiffe. Le chien est la première victime de cette affaire et accompagnera son maître jusqu’à sa mort. En référence au Watergate, l’affaire Thorpe est parfois appelée le Rinkagate.
Des années marquées par un rejet de l’homosexualité
Si l’affaire Thorpe prend une telle dimension à l’époque, c’est en partie parce qu’elle implique une relation sexuelle et amoureuse entre deux hommes. L’homosexualité ne cesse d’être pénalisée qu’en 1967 au Royaume-Uni. Cependant, les mentalités n’évoluent que très lentement et les homosexuels sont criminalisés et considérés comme anormaux voire dégénérés.
Le Royaume-Uni a connu de nombreuses personnalités politiques dont la carrière a été détruite par leur orientation sexuelle. L’affaire arrive peu après la « campagne contre le vice masculin » menée dans les années 50 par le Secrétaire à l’Intérieur David Maxwell Fyfe et Jeremy Thorpe côtoie des politiciens qui se disent répugnés par l’homosexualité.
Une relation brève et passionnée
En 1959, Norman Josiffe travaille dans un haras à Oxfordshire qui appartient à Norman Vater. Ce dernier est parvenu à se créer des relations haut-placées et fréquente des personnalités comme Jeremy Thorpe. Entre fin 1960 et début 1961, Thorpe lui rend visite et croise Josiffe. Le jeune homme semble retenir l’attention du député puisqu’il l’invite à venir le voir à la Chambre des Communes en cas de besoin. Les relations entre Norman Josiffe et le propriétaire du haras se détériorent, Josiffe s’enfuit. Il a un caractère très fragile et il sombre en dépression. Il est alors soigné dans une clinique psychiatrique à Oxford. À sa sortie, il s’empresse de rendre visite à Jeremy Thorpe. À la rue, sans emploi, il demande au politicien de lui fournir une carte nationale d’assurance afin de pouvoir être engagé quelque part et d’obtenir des prestations sociales. Thorpe accepte de lui apporter son aide et l’amène loin des regards indiscrets chez sa mère à Oxted afin qu’il puisse dormir sous un toit. Ce soir-là, raconte Josiffe, les deux hommes ont un rapport sexuel et entament une relation de plusieurs années. Thorpe apporte un réel appui à Josiffe puisqu’il lui trouve un logement, des emplois temporaires et assume la responsabilité d’un vol d’une veste en daim commis par ce dernier. Thorpe lui obtient également une carte d’assurance maladie. Mais Josiffe affirme que l’homme politique la garde en sa possession parce qu’il se considère comme son employeur.
En 1962, la relation commence à battre de l’aile. Norman Josiffe pense que Thorpe ne s’intéresse plus à lui et tombe une nouvelle fois en dépression. Les deux hommes mettent un terme à leur liaison amoureuse. Josiffe révèle à un ami qu’il songe à tuer le député puis à se suicider. L’ami se rend à la police et Josiffe, arrêté, raconte tous les rapports sexuels qu’il a eu avec Thorpe. Il apporte comme preuve des lettres qu’ils ont échangées. La police n’engage pas l’affaire, mais ajoute les déclarations de Josiffe au dossier du politicien. Afin d’apaiser la situation, Thorpe aide Josiffe à trouver un travail de palefrenier en Suisse en 1964, mais ce dernier rentre à Londres rapidement à cause de ses conditions de travail. Alors qu’il était parti à la hâte, il avait égaré une valise. L’objet perdu contient des documents très compromettant : des lettres, qui attestent les relations sexuelles qu’il a eues avec le député.
De la volonté de négocier à la volonté de tuer
Alors que Thorpe entame une montée fulgurante au sein du Parti libéral, Josiffe continue de le harceler pour retrouver sa valise perdue et pour obtenir sa carte d’assurance maladie. En 1965, il va jusqu’à envoyer une lettre à sa mère qui commence ainsi « Depuis cinq ans, comme vous le savez sans doute, Jeremy et moi avons une relation homosexuelle ». Thorpe est dans une position très difficile : Norman Josiffe s’arrêtera-t-il là, ou ira-t-il jusqu’à rendre l’affaire publique ? Peter Bessell, politicien et ami fidèle de Thorpe, prend l’avion jusqu’à Dublin où se trouve Josiffe et obtenir son silence en échange de sa valise et d’un versement d’argent. L’affaire s’apaise pendant deux ans, bien que lorsque le palefrenier récupère la valise censée contenir les lettres…celle-ci est vide ! La vie de Josiffe n’est pas toute rose : obligé de prendre des cachets, vivant dans la pauvreté, il essaie de se lancer dans une carrière de mannequin…mais finit par échouer. Au milieu des années 1960, celui-ci change de nom, s’imaginant qu’il a des origines aristocratiques. Il s’appelle maintenant Norman Scott.
Thorpe essaie de son côté d’étouffer les soupçons des membres du Parti libéral à propos de son homosexualité en se mariant à Caroline Allpass. Bien que certains de ses collègues soient choqués de cette manœuvre qui apparaît comme essentiellement politique, le stratagème fonctionne et le Parti est rassuré. Thorpe ne s’inquiète pas outre mesure de son ancien amant. Mais Scott réapparaît au début de l’année 1968 et l’affaire bascule. Le politicien traverse une crise au sein de son parti, et Norman Scott n’aurait pas pu choisir pire moment. Thorpe demande à son ami Bessell de se présenter à son bureau, un sombre projet à l’esprit. Plus tard, ce dernier rapportera que le député avait déclaré : « Nous devons nous débarrasser de lui (…) ce n’est pas pire que d’abattre un chien malade ». Bessell est interloqué et, d’après lui, il ne sait pas quel est le degré de sérieux de son ami. Cependant, il feint de réfléchir à un moyen de se débarrasser du corps. Pourquoi ne pas le jeter dans une mine d’étain, propose Thorpe. David Holmes, le témoin dévoué du mariage de Thorpe, est également impliqué dans le complot. Holmes et Bessell continuent de minimiser leur implication dans le projet, espérant que Thorpe renoncera à ses pulsions meurtrières. Holmes affirme d’ailleurs plusieurs années après l’affaire : « si nous avions dit non, il aurait pu aller chercher ailleurs — et cela aurait pu mener à un bien plus grand désastre ». Mais un élément vient bouleverser la situation, rendant caduque toute volonté d’éliminer Scott…celui-ci se marie à une jeune femme !
Le seul but de Scott : faire plonger Thorpe
La carrière politique de Thorpe traverse des hauts et des bas, et alors qu’il connaît des difficultés au sein du Parti, sa vie est marquée par un drame : sa femme Caroline se tue dans un accident de voiture, le laissant seul avec son jeune fils. Il s’écarte provisoirement des affaires politiques. Le politicien doit également faire face à Scott qui l’accuse d’être responsable de sa séparation avec sa femme et lui demande de payer ses frais de divorce.
C’est à ce moment là que Scott décide d’impliquer les membres du Parti libéral pour atteindre Thorpe. Alors qu’il a déménagé au Pays de Galles, la veuve Gwen Parry-Jones avec qui il est devenu ami l’aide à contacter le député libéral Emlyn Hooson. Une enquête interne confidentielle est lancée au sein du Parlement, mais celle-ci tourne très mal pour Scott. Celui-ci n’est pas cru, est maltraité et fond en larmes à de nombreuses reprises lorsqu’il est interrogé, racontant plusieurs versions de sa relation avec Thorpe. Il finit par quitter le Parlement en traitant celui qui l’a interrogé de « vieux connard pompeux ». La commission convoque également des officiers pour avoir de plus amples informations sur les lettres échangées entre le député et l’ex-mannequin, mais ils déclarent que ces documents n’apportent aucune preuve. Grâce à ses relations haut placées, Thorpe parvient à faire informer Byers, qui dirige la commission d’enquête, qu’il n’a rien à se reprocher. L’enquête avorte.
Décidé à faire tomber Thorpe, Scott se tourne vers la presse. Mais ses sources ne satisfont pas les journalistes et il ne parvient pas à ses fins. Alors que son ami Gwen Parry-Jones décède, il essaie de faire accuser Thorpe dans les journaux, en vain. Il entame à nouveau une période de dépression et est placé sous traitement médicamenteux.
A ce moment là, les affaires reprennent pour Thorpe : son parti politique gagne de la vitesse et il se remarie à la comtesse Marion Stein, progressant ainsi dans la hiérarchie sociale. Mais Scott continue de multiplier les essais pour faire du tort à son ancien amant. Il va même jusqu’à contacter son plus grand adversaire politique : le conservateur Tim Keigwin. Là encore, la tentative échouera ! Il se fait même tromper par son médecin chargé de le soigner pour ses épisodes dépressifs. Ayant confiance en lui, il lui remet certains des documents susceptibles d’entacher la réputation du politicien. Malheureusement pour lui, le médecin s’empresse de remettre les documents à Holmes, qui les brûle immédiatement. Mais il reste encore des lettres, Thorpe écrivant beaucoup aux hommes qu’il a convoités. En 1974, alors qu’ils rénovent l’immeuble londonien où se trouvait le bureau de Bessell, des ouvriers découvrent une valise dissimulée. Photographies, lettres dont celle rédigée par Scott à la mère de Thorpe : tout pour faire plonger le politicien ! Les ouvriers sont désorientés face à ces documents qui comportent un si grand enjeu. Ils choisissent donc de l’apporter au Sunday Mirror. Cependant, le politicien s’en sortira une fois de plus. Le journal choisit en effet de lui transmettre la valise … sans oublier de faire des copies !
L’élaboration de l’assassinat
Dès lors, le politicien semble de plus en plus décidé à éliminer celui qui parasite sa vie depuis plus de 10 ans. Il est devenu trop dangereux ! C’est ce qu’affirmera plus tard Holmes. D’après lui, Thorpe sentait « qu’il ne serait jamais en sécurité tant que cet homme serait dans les parages ». S’enclenche alors le grand complot. Mais les politiciens ne sont pas habitués à organiser un meurtre et ils ne s’entourent pas forcément des personnes idéales pour réaliser le crime parfait. C’est Holmes qui prend l’affaire en main : il contacte un certain John le Mesurier, vendeur de tapis, qui lui présente lui-même Deakin, vendeur de machines à sous. Le Mesurier et Holmes ne disent pas toute la vérité et Deakin croit qu’il s’agit seulement de déclencher chez Scott la peur de sa vie. Deakin rencontre alors Andrew Newton, qui accepte de se charger de l’affaire. Pour trouver la forte somme que Newton demande en rémunération, Thrope trompe le millionnaire Sir Jack Hayward en lui réclamant de l’argent qui servirait, soi-disant, à financer le Parti. Devant la justice, Thorpe niera avoir réalisé la moindre transaction avec qui que ce soit impliqué dans le complot. Holmes rejoindra Thorpe dans ses affirmations, et ajoutera qu’il n’a jamais été question de quoique ce soit d’autre que de l’intimidation. Et ce n’est que le début de cette affaire…
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